Bousculer les idées conventionnelles sur les élections démocratiques en Occident !
L’année politique française démarre sur les chapeaux de roues avec les deux tours des primaires de gauche prévus le 22 et 29 janvier. Sept candidats espèrent donner un nouveau souffle à un Parti Socialiste en pleine tourmente après cinq années au pouvoir. Comment faire des pronostics dans cette période d’incertitude ?
Avant le premier débat entre candidats, programmé pour le 12 janvier, Rodolphe Durand, Professeur à HEC, François Miquet-Marty, président de la société d’études et de sondages ViaVoice, et la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, professeur à l’American University, partagent leurs analyses. Leurs regards croisés sur le désenchantement démocratique »interrogent les préjugés ambiants
« Dans nos sociétés occidentales, la plupart des individus issus des classes moyennes, se sentent déclassés, précarisés et leurs intentions de vote en témoignent, en France et ailleurs. Le succès de la simple candidature de Trump montre à quel point ils étaient prêts à voter pour une sorte d’Ubu éructant les pires propositions et leur donnant le sentiment d’une « fierté » retrouvée.» Les propos de l’auteur de La fin du courage : la reconquête d’une vertu démocratique sont percutants et nous questionnent. Cynthia Fleury porte un regard à contre-courant et l’assume pleinement : « Il faut rappeler que la démocratie est un régime de savoir, et pas seulement un régime spécifique de pouvoir. Dès lors, créer les conditions pour la connaissance et la reconnaissance des individus est un enjeu hautement politique, et les nouveaux outils de l’open government l’ont bien compris.»
Les sondages mis au pilori
Au cours d’un débat petit-déjeuner organisé par HEC Paris et l’institut Viavoice à la Rotonde Vavin de Paris en fin d’année 2016, Cynthia Fleury utilise son expérience de psychanalyste pour identifier les souffrances identitaires des citoyens face à un monde qui les bouscule. « Le malaise dû au désengagement et à la désillusion se traduit dans un geste politique des électeurs au moment du vote, un geste qui est mal capté par les médias et les sondages, » analyse Rodolphe Durand, fondateur du Centre de Recherche Société et Organisations (SnO) à HEC Paris. « D’où les grosses imprécisions dans les pronostics de votes aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et dans les primaires de la droite et centre ici en France. »
François Miquet-Marty, auteur de Les oubliés de la démocratie, acquiesce volontiers. « Nous sommes dans une période où il est nécessaire de réinventer la manière d’entendre les citoyens, » explique l’analyste de l’opinion et des mutations démocratiques. « C’est une période très paradoxale. Nous pensons comprendre les choses et en réalité les mutations sont tellement rapides et insuffisamment analysées qu’on ne peut en mesurer l’ampleur. »
L’impression d’un monde qui se délite
Des mutations que Rodolphe Durand étudie depuis des années. L’auteur de La Désorganisation du monde et de L’organisation pirate : essai sur l’évolution du capitalisme appelle à une évolution des grilles d’analyses du processus électoral par les sondeurs et les médias. « On ne mesure pas suffisamment la construction des individus à travers leurs appartenances et leurs attachements multiples, » souligne-t-il, « or, les liens évolutifs et disparates avec les entreprises, les nouveaux moyens d’être membre de communautés permis par les réseaux sociaux, l’adhésion à des associations et des ONG, font que les gens redéfinissent leur identité au-delà de leur classe d’origine, leur famille ou leur contexte social. La grille d’analyse française pour la chose politique - fondée notamment par Pierre Bourdieu et Michel Foucault dans les années 70 - a été régénérée mais les nouvelles idées n’ont pas été actées dans les analyses et les débats actuels.»
Le professeur Durand poursuit : « Si tous ces éléments se conjuguent, vous pouvez vous faire un récit cohérent, construire votre identité, et l’enrichir. Mais lorsque les entreprises et organisations dont vous faites partie disparaissent (à cause de la concurrence internationale, de l’absorption par des multinationales chinoises ou américaines, etc.), ou que vos associations culturelles, cultuelles ou sportives ferment (faute de subvention ou de demande) vous avez l’impression que le monde est en déliquescence. »
Remobiliser le processus démocratique
Selon Cynthia Fleury, les électeurs se tournent alors vers des candidats qui promettent une prise-en-compte de leurs aliénations. « Nos électeurs ne voient pas comment nos sociétés déploient la croissance économique, » explique la philosophe. « Cela crée un ressenti d’amertume et de découragement qui les poussent vers un vote de fermeture ou de xénophobie à la recherche de boucs émissaires.»
Face aux montées du populisme qui ont jalonné l’année 2016, Cynthia Fleury insiste sur le « courage salvateur des citoyens ». « Un peu partout, en France, aux Etats-Unis, en Inde et en Espagne, on voit que des électeurs s’organisent pour une société plus juste. Ils sont conscients qu’être citoyen aujourd’hui c’est plus compliqué, il faut plus de compétences et de qualifications et du temps consacré à la démocratie. Cette mue a été déjà faite par la jeunesse. Mais la génération des 60+ qui vote pour François Fillon ou pour le Brexit est plus lointaine et apeurée. Sa mue s'effectue plus difficilement. »
Une société individuelle ?
Cette évolution associative et solidaire est loin des idées reçues d’un monde individualiste. « L’individualisme c’est de la tarte à la crème, on vit avec ce mantra quand les faits démontrent le contraire» s’insurge Rodolphe Durand. « C’est une paresse intellectuelle car on reste dans une vision d’une opposition entre l’Etat et l’individu. C’est de la sociologie de la fin du 19ème siècle ! Aujourd’hui les gens se définissent comme pluriels et évolutifs. Ils se rassemblent dans différentes organisations et réseaux sociaux, ils se mobilisent pour les élections qui les concernent. Regardez le nombre d’électeurs qui a voté dans les primaires de la droite française, ou des citoyens qui se montrent solidaires dans les Téléthons ou l’aide aux réfugiés. Parfois, nos identités sont en creux, mais on rebondit, on se reconstruit ensemble. Les liens d’appartenance ou d’attachement aux organisations, c’est la brique de base qui permet de penser différemment l’engagement politique. »
Le prochain rendez-vous pour tester une telle grille d’analyse est donc pris pour les primaires de la gauche française, programmées pour la fin du mois de janvier. 8 000 bureaux de vote seront ouverts à tous les électeurs français, ainsi qu’aux étrangers et aux 16-18 ans, adhérents aux partis co-organisateurs du vote.